Les abeilles de Monsieur Herriot par Aldo Salvador
Souvenirs d'enfance des années 1950 sur la colline de Franconville
Sur la colline de Franconville et en lisière du bois de Cormeilles, un immense verger côtoie la propriété où nous habitons. Depuis la cour située derrière notre maison, une simple clôture grillagée nous sépare de ce vaste espace planté d'arbres fruitiers. Partant de son point le plus élevé de la colline, ce verger la dévale en pente raide jusqu'à la haie d'aubépine qui le sépare d'une clairière située en contrebas. La sente des Rinvals, encore "carrossable" à cet endroit, devient ensuite un simple chemin forestier qui grimpe tout droit vers la colline en traversant un épais bois d'acacias et de châtaigniers pour déboucher en pleine lumière sur le "plateau" de Cormeilles.
Ce grand verger excite notre gourmandise d'enfants par les fruits délicieux qu'il offre en toutes saisons et qui ne demandent qu'à être dévorés (des yeux !). Un enchantement pour la vue, mais un supplice de Tantale pour nous !
De gros abricots orangés mûrs à point et parfumés à souhait, des pêches charnues et juteuses pour se désaltérer, des bouquets de cerises à en faire
ployer les branches, des pommes rouges et jaunes prêtes à croquer, des branchées entières de mirabelles dorées, sucrées comme le miel.
Ah ! Que nous aurions aimé être des petits oiseaux !…
D'ailleurs en parlant de miel, nous avons remarqué cet après-midi une silhouette "étrange" sur les hauteurs du verger, autour des ruches regroupées à cet endroit. Il y en a bien une dizaine en tout, orientées vers la pente et les premiers rayons du soleil, comme les mazots d'un petit hameau savoyard.
Déambulant avec précaution, un homme curieusement vêtu s'affaire autour des ruches avec des instruments bizarres qui attirent de loin notre attention. C'est Monsieur Herriot, le propriétaire de ce grand verger. On le voit souvent venir à la belle saison pour cueillir ses fruits, entretenir ses arbres et récolter son miel.
Qui est-il ? Où habite-t-il ? On n'en sait rien ! On ne connaît de lui que son nom.
Monsieur Herriot est un monsieur très discret qui ne parle pas beaucoup, juste un "petit bonjour" par politesse en passant, quand il nous croise par hasard sur son chemin. On pense qu'il doit venir du bas de Franconville ? Ou peut-être d'ailleurs ? Il grimpe jusqu'à son verger en poussant un vieux vélo derrière lequel est toujours attelée une remorque à deux roues, encombrée d'outils bizarres…
De loin et à travers le grillage qui nous sépare de son verger, on le voit se déplacer de ruche en ruche, vêtu d'un curieux accoutrement : Il porte une combinaison blanche, des bottes, des gants jusqu'aux coudes, et un casque à large bord sur lequel est fixé une moustiquaire qui entoure sa tête et retombe largement sur les épaules.
Il tient un ustensile bizarre en forme de cafetière à bec pointu d'où s'échappe par bouffées une fumée blanche qu'il dirige vers les ruches. Ses gestes sont lents, précis et lui donnent une démarche de pantin articulé…au ralenti.
Par moments, il dépose son "enfumoir" pour extraire délicatement des plaques de la ruche qu'il examine minutieusement. Ensuite, avec un outil en forme de lame, manipulé avec précaution, il les racle une à une soigneusement pour en récupérer le miel doré qui s'écoule lentement dans d'un récipient en métal.
Après avoir répété méthodiquement cette opération sur toutes les ruches, il quitte ses "vêtements d'apiculteur", les replie soigneusement et retrouve ainsi une apparence normale. Il place alors son récipient empli du précieux liquide dans sa remorque et le cale avec soin, en le fixant solidement pour qu'il ne verse pas.
Puis, visiblement satisfait du travail accompli et de sa bonne récolte de miel, il grimpe d'un pas tranquille à travers les hautes herbes jusqu'au sommet de son verger. Depuis ce "belvédère" à la vue imprenable il promène son regard à la ronde pour admirer le paysage et apprécier d'un air comblé le vaste panorama qui s'étend à perte de vue, depuis la vallée de Franconville située en contrebas, jusqu'à la colline de Montmorency en face, qui ferme l'horizon devant lui.
S'accordant une petite halte bien méritée pour sans doute reprendre son souffle après cette grimpette éprouvante, Monsieur Herriot redescend lentement, passant d'arbre en arbre comme pour les saluer, examinant les troncs et leurs écorces, écartant ici ou là quelques branches mortes tombées à terre et évaluant au passage la maturité de ses fruits en vue d'une prochaine récolte. Observations anodines en apparence mais sans doute très utiles à cet homme averti pour prévoir les futurs travaux dans son verger.
Puis, Monsieur Herriot quitte son domaine en refermant soigneusement le vieux portail en bois derrière lui, sans oublier par prudence, la chaîne et le cadenas.
Enfin, après avoir vérifié la bonne fixation de sa remorque et décrit un large demi-tour dans la clairière avec son attelage, il enfourche son vélo pour redescendre prudemment vers la ville, emportant derrière lui sa précieuse récolte dans sa remorque bringuebalante.
Comme tout "étranger suspect" passant dans le quartier, il est escorté par notre fidèle Toby, qui en chien de garde zélé, accompagne cet équipage improbable jusqu'en bas de la propriété en aboyant copieusement.
Notre voisin Monsieur Constantin, qui est un ancien paysan, habite une petite ferme devant notre propriété. Il aime avant tout la campagne la nature les animaux et aussi les abeilles. Il nous a raconté avoir eu lui aussi plusieurs ruches lorsqu'il était en Italie (avant la guerre).
Alors que nous les enfants, ne connaissions les abeilles qu'à travers leurs piqûres cuisantes, il nous a un jour expliqué combien ces petites bêtes étaient merveilleuses, courageuses et surtout très utiles pour les hommes. Pour le miel bien-sûr, mais aussi et surtout pour les fruits qu'elles nous procurent indirectement grâce à leur pollinisation des arbres fruitiers
Cette explication savante nous a un peu réconciliés avec les abeilles, dont nous avions surtout appris à craindre les piqûres.
Il faut reconnaître que les abeilles de Monsieur Herriot (et les autres) sont des petites ouvrières bien loin d'être paresseuses. Elles ne se bornent pas à la limite de son verger et se soucient bien peu de son portail, de la chaîne et du cadenas. Au printemps et en été, c'est sûrement elles qu'on entend bourdonner en haut des acacias et châtaigniers en fleurs de la forêt toute proche. Mais, elles s'envolent aussi très loin de leurs ruches, pour butiner les fleurs sauvages et celles des vergers environnants qui couvrent une grande partie de la colline.
Monsieur Herriot en homme averti, sait donc grâce à sa passion pour les abeilles, récolter à la fois du bon miel dans ses ruches et de beaux fruits sur ses arbres. Tous ses voisins qui ont aussi des arbres fruitiers profitent également du travail de ses abeilles, à commencer par Monsieur Boratto, Monsieur Constantin et les nombreux agriculteurs qui possèdent des vergers sur la colline : Cerisiers, pêchers, pruniers, abricotiers, poiriers, pommiers, produisent des fruits réputés en abondance pour être ensuite vendus sur tous les marchés de la région, y compris à Paris et sa banlieue…